COMMENT JE NE SUIS PAS DEVENU PEINTRE,

Le jeune prêtre était moderne pour l’époque: nous avions des devoirs de catéchisme. Cette fois-là, il s’agissait d’illustrer un péché. Je trouve dans un journal l’image d’une gamine déchirant son cahier en se tirant rageusement les couettes; la colère faisait rage. J’en fis une copie fidèle. Rendant les travaux dûment corrigés, le prélat termine par le mien avec éloge, ajoutant : « Dommage que ce soit décalqué ! » Je ne mangeais évidemment pas de ce pain-là. L’affront suprême! D’autant qu’il n’a jamais voulu me croire. Un coin était enfoncé dans ma foi.

À la même époque j’avais en classe de CE2 un maître réputé sévère chez qui j’ai coulé deux années tranquilles. Nous travaillions sur l’ardoise avec ce crayon d’ardoise, dans son support métallique à bague jaune. Avais-je terminé l’exercice ? J’exécute le portrait du maitre au dos de l’ardoise. Un maître, à cette époque, voyait tout par-dessus ses lunettes : me voilà au bureau, ardoise à la main. Il examine le portrait et, avec une mine de dédain : « Pas très ressemblant! » Comme j’aurais préféré avoir à copier cent fois « je ne dois pas dessiner le maître pendant la leçon de grammaire »! Cétait pourtant sans doute une assez bonne caricature.

Aux vacances d’été de mon année de sixième, mon frêre ainé avait été choisi parmi les élèves pauvres et méritants pour passer un mois à la montagne. Deux bras de moins pour aider aux travaux des champs. Culture à l’ancienne garantie sans engrais ni pesticides : plus de mauvaises herbes que de betteraves. Les auroles, c’est comme ça qu’on appelait ces saletés de plantes, qui me dépassaient en hauteur, et qui étaient florissantes dans une terre ingrate ! Pour me donner du cœur à l’ouvrage, ma mère me dit : « Cette boîte de peinture que tu veux, chez Galland — le marchand de couleurs, bazar, droguerie, peintre amateur —, tu l’auras, si tu m’aides bien » — tous les jours je passais devant la boutique en revenant du lycée en vélo : tubes de peinture à l’huile, chevalet, palette — tout l’attirail de Van Gogh en une seule pièce. On désherbe; parfois, nous nous y mettions à deux pour venir à bout de ces satanées auroles ! Le frère revient de vacances, la rentrée arrive, le temps passe. Rien. On m’avait fait une promesse, mais je ne pouvais pas réclamer la chose promise, je savais bien que le sacrifice financier était grand. Ma mère, prise au piège de la parole qu’elle ne pouvait pas tenir, dut se convaincre que j’avais oublié l’affaire, puisque je ne réclamais rien. Le chevalet est resté dans la vitrine.

A la rentrée, en cinquième, nous héritons d’un jeune professeur qui devait avoir plus peur que nous. Première rédaction: « Décrivez le métier que vous ferez plus tard ». Peintre, pardi ! Mon peintre était une sorte d’ouvrier, s’arrêtant à midi pour casser la croûte et se remettant à l’ouvrage jusqu’au soir. Assez loin de l’artiste bohème et décalé, buvant plus que de raison et peignant jusqu’à l’aube quand l’inspiration l’empoignait. Quatre sur vingt, avec ce commentaire: « Peintre ! Quand j’ai lu ça, je croyais que c’était peintre en bâtiment ! ». Il me jette la copie en ajoutant, assassin : « De toute façon, c’est tout ce que vous êtes capable de faire. » Il n’était pas obligé, tout de même.

D’autres tempéraments auraient peut-être été stimulés par tant d’adversité, mais j’étais très sensible au jugement des adultes : leur parole ne pouvait être mise en doute.

Jeune employé de banque, à l’abri du guichet, je tirais le portrait — à charge — des gros clients. Discrètement, je passais la feuille au caissier qui était mort de rire. J’ai bricolé ainsi jusqu’au début des années soixante-dix, sans jamais me donner vraiment les moyens d’avancer. Je connaissais les noms de Picasso, Van Gogh; j’étais allé une fois au musée d’art moderne. Bien léger comme formation. Là dessus est passé Mai 68. J’étais chinois, à l’époque : la « grande pensée Mao Tsé Toung » n’aimait pas beaucoup l’art moderne. Désespéré de la vie de comptable que je menais à Paris, je passe le bac et deviens instituteur. Captivé par le métier, la peinture sort de mon esprit. Puis viennent les enfants, un, deux, trois, la maison à aménager. Je soufflais seulement comme un malade dans un saxophone. Façon Albert Ayler et Coltrane sur la fin. J’en avais appris les rudiments à l’harmonie municipale de ma ville; puis la fièvre du jazz m’avait pris: Bechet, Desmond, Ornette Coleman. Pendant près de trente ans, la peinture m’a totalement ignoré.

Et au début des années quatre-vingt dix, les enfants ayant grandis, la famille étant plus calme, j’entre en peinture par la porte de Seurat : ses dessins noirs m’ont captivé. Alors, depuis, j’essaie de rattraper le temps perdu : Soutine, Fautrier, Van Velde, Dubuffet, guidé par une sainte trinité : Bach, Coltrane, Basquiat.

Je ne fais pas des tableaux, mais plutôt des fétiches, des talismans, des Botchios: ces poteaux sculptés qu’on disposait au Bénin à l’entrée des villages et des maisons pour éloigner les mauvais esprits et en protéger les habitants. Je me vois plus en forgeron/griot/marabout qu’en Artiste. J’aimerais atteindre en musique et en peinture à une sorte de sauvagerie, sauvage : comme on le dit d’un animal ou d’un coin de nature. l.a sauvagerie contre la barbarie. Comme si la peinture et la musique avait prise sur le cours des événements, comme si les pinceaux pouvaient effacer la misère humaine.

Je suis né le 19 février 1946 à Vendôme dans le Loir-et-Cher. Mes parents venaient à peine de s’installer comme métayers dans une ferme en ruine, abandonnée pendant les années de guerre. Lourde tâche. Trop lourde.